Sylvie, de Gérard de Nerval, s’est imposée à moi presque immédiatement pour ce travail créatif. Le descriptif du contenu du séminaire m’a irrésistiblement rappelé que ma lecture de cette nouvelle, il y a quelques années, s’était arrêtée avec émotion sur les deux apparitions enchanteresses, entre souvenir et rêve, de la belle Adrienne.
J’ai donc choisi de composer deux sonnets ; deux, car la forme en diptyque, en premier lieu, est dictée par le texte de Nerval qui dépeint deux souvenirs où Adrienne apparaît, et car, en second lieu, elle me rappelle les représentations pieuses des églises ou le Triomphe de la Chasteté de Piero della Francesca et me semble donc adaptée au traitement d’un thème médiéval ou en rapport avec le Moyen Âge.
Le premier sonnet décrit la scène de fête populaire au château de Loisy, dans le chapitre II de la nouvelle précisément intitulé « Adrienne ». Durant le laps de temps pendant lequel il danse avec Adrienne, le jeune narrateur se trouble. Ensuite, elle chante une de ces vieilles romances où il est toujours question de princesses recluses dans des tours, privées de la compagnie de leur amant par la cruauté d’un père jaloux. Cela touche profondément le narrateur, prédisposé à admirer tout ce qui peut lui rappeler les siècles passés et spécialement les temps du Moyen Âge. Le pays du Valois est d’ailleurs pour lui une terre qui lui facilite la remémoration, il constate souvent que, dans les coutumes, les esprits et même dans le français qui y est parlé, le souvenir inconscient de cette époque perdure.
Dans le second sonnet, j’ai tenté d’évoquer l’apparition (réelle ? rêvée ?) d’Adrienne dans les ruines de l’abbaye de Châalis. Le narrateur se souvient avoir assisté, en intrus, à la représentation d’un mystère (thème médiéval par excellence !) dans lequel Adrienne chantait un solo appelant, sur les ruines du monde détruit, à rendre gloire au Christ. Encore une fois, le narrateur est transporté plusieurs siècles en arrière l’espace d’un instant. J’ai voulu, dans ces sonnets, pasticher (dans la mesquine étendue de mes capacités) le style de Nerval dans les Chimères, d’où l’hermétisme des textes qui peuvent cependant être facilement déchiffrés si l’on les lit avec la nouvelle en regard. Je ne me livrerai pas dans cette notice à une explication détaillée des procédés que j’ai utilisés pour parvenir à l’effet que je souhaitais créer, car cela n’est pas intéressant. Toutefois, je crois nécessaire de justifier certains de mes choix.
J’ai choisi des sonnets en alexandrins qui ne sont pas des formes médiévales à proprement parler. Je voulais que le support dénote le XIXe siècle ; c’est, à chaque fois, le souvenir qui est médiéval, et qui amène les thèmes de romance, de chevalerie ou de mystère et de religion. C’est d’ailleurs bien le thème du séminaire que de s’intéresser aux apparitions du Moyen Âge, réel ou fantasmé, dans des supports littéraires ou paralittéraires contemporains.
J’ai tenté, dans ces deux sonnets, de jouer sur la double ambiguïté qui rend le texte de Nerval, et en particulier les apparitions d’Adrienne, si troublantes : c’est toujours dans un souvenir que se font ces apparitions, souvenir endormi, embrumé, du narrateur qui parcourt le Valois de nuit, en voiture ; moins conscient et plus flou encore est le souvenir du Moyen Âge que réveille à chaque fois Adrienne, qui sait mettre à nu ce qui constitue la part la plus ancienne et la plus profonde de notre identité. J’ai d’ailleurs tenté de donner à voir ce flottement du souvenir entre rêve et réalité à la fin de Loisy : Adrienne doit « passer le seuil », c’est-à-dire pragmatiquement qu’elle rentre dans le château, mais elle franchit aussi une porte qui sépare présent et passé, fantasme et souvenir. Il « faut qu[’elle] dorm[e] », au sens concret mais aussi au sens où Adrienne, à l’heure où le narrateur s’en souvient, est morte (Sylvie le lui apprend dans les dernières lignes de la nouvelle). Elle doit donc retourner à l’état de morte, de souvenir, après avoir réenchanté une réalité rêvée.
Voilà ce qui, selon moi, peut justifier mon entreprise de mettre en abyme cette double remémoration, en l’enchâssant dans ma propre sensibilité, et en donnant à voir par la mise en vers la manière dont le Moyen-Âge, à travers ces différents filtres mémoriels et fantasmatiques, se peint en moi. Je ne me suis pas interdit la création de mots et tournures nouveaux ou inhabituels : « vous rembraserez-vous » exprime le caractère itératif d’un souvenir qui fait perdurer la mémoire intacte d’une scène précise ; « la foule s’est ressouvenu » : j’emploie le verbe se ressouvenir dans un sens intransitif, comme Nerval le fait souvent. L’ « époque actrice » désigne ce XIXe siècle qui, pour le narrateur, manque d’authenticité, d’âme, est en permanente représentation de lui-même pour masquer sa vacuité de sens. L’allusion pointe aussi du doigt l’actrice Aurélie, objet de la fascination du narrateur, et qui lui rappellera Adrienne (par opposition, selon moi).
Le début de Châalis tente d’aller en ce sens en décrivant la représentation du mystère. Ce que montre la pièce, une scène d’apocalypse et de ruine du monde, puis le surgissement du Christ-Adrienne, n’est qu’une métaphore de la propre perception du monde du narrateur. La voix d’Adrienne fait revivre la religion du Moyen-Âge, elle l’incarne même : j’ai voulu qu’il soit impossible de décider si les « tympans » étaient « rebâtis par [sa] bouche » ou s’ils ont « parlé » « par [sa] bouche ». La fin de ce poème rend très nettement hommage à Nerval : la « treille abattue », c’est la poésie qui est à terre ; la « rose trémière » déracinée, c’est l’espoir d’un temps cyclique qui s’envole. Impossible résurrection du passé… Ou possible par l’artifice du souvenir, sous l’influence enchanteresse du pays du Valois « où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France » (Sylvie, II).
J’ajouterai pour finir que ces deux sonnets m’ont coûté beaucoup de peine, car si je suis assez habitué à l’exercice du pastiche, dans lequel je trouve un grand plaisir, ce ne sont pas deux simples imitations que je voulais produire. Je désirais, tout en répondant strictement aux exigences du sujet, parvenir à écrire des textes qui explorent par eux-mêmes cette problématique de la remémoration, et qui valent pour eux-mêmes. Sans aller donc jusqu’à demander de les lire à plus hault sens et d’en tirer la substantifique moelle, car je ne crois pas qu’ils soient de qualité à résister à une analyse approfondie, j’affirmerai avoir profondément voulu qu’ils soient tels qu’ils sont et désiré les effets qu’ils peuvent produire. Je sais qu’il n’y a dans ces deux sonnets, malgré mon application, que peu de choses ; mais qu’elles soient vues, et ils auront peut-être, tout comme Adrienne, éclairé un instant le gris d’un siècle morne — par magie.